Je pêche en Méditerranée

Je pêche en Méditerranée

Le Pont de la Corrège chapitre II

 

Chapitre II                                                                                                    Yves Néel

 

 

 

 

Le jour convenu un peu avant l'heure choisie, Paul se présenta à la porte de Louis, tout excité d'une joie d'enfant. Il était accompagné d'Ulysse qui paraissait encore plus joyeux que lui et sautillait partout comme une puce.

 

Louis était prêt depuis plus d'une heure et le matériel de pêche déjà rangé dans la malle de sa voiture, depuis la veille. Rien n'avait été laissé au hasard, tout avait été étudié avec méthode.

Après avoir bu une tasse de café, les hommes se mirent en route aussitôt.

 

Louis était très optimiste et affirma que toutes les conditions étaient requises pour que la pêche fût excellente: Le vent marin soufflait fort, les premières neiges avaient recouvert le Canigou et le niveau de l'étang était beaucoup plus bas que celui de la mer.

Il ne manquait que les appâts, commandés voilà trois jours, et que l'on récupérerait au port, chez le marchand . Le jour commençait à éclore et le véhicule de Louis roulait à vive allure su la voie rapide qui longe l'étang .

 

Bas et blanc, le ciel était tâché, dans l'horizon, par d'immenses nuages noirs qu'on eût crus prêts à se percer pour abreuver la terre, et qui filaient à cadence régulière, comme les gros paquebots sur la mer.

Sous les attaques du vent, l'eau de l'étang s'agitait en tous sens, formant par endroits des frisettes d'écume.

Une fois en possession des escavennes(appâts), les deux cousins eurent toutes les peines à s'approcher du barrage, tant les nombreuses voitures encombraient le coin. Et du monde arrivait encore et encore, de tous côtés, chargé de cannes à pêche,de bourriches, d'épuisettes, de grands seaux. L'affluence était telle, que ce lieu rappelait les abords du stade de Leucate, lors des grands et beaux matchs de rugby.

 

Pour accéder à l'eau le plus vite possible, les nouveaux arrivants, dans un délire absolu, tâchaient de se frayer un passage, les yeux exorbités, la lèvre baveuse, les gestes fous. On eût dit une meute de loups faméliques se ruant sur un cadavre de chair fraîche.

 

Louis, découragé par cette pagaille annonça à son cousin, d'un air désolé :

-On va faire demi-tour et garer l'auto là-bas, près de la supérette. On ne pêchera pas ce matin. D'ailleurs, il faudrait être débile, pour déballer son matériel dans de pareilles conditions... On va se mélanger à cette cohue en simples observateurs. Tu verras ... c'est folklorique!

Paul accepta la proposition .

 

Un peu plus tard, Louis, Paul et le chien, avaient déniché trois mètres carrés de roche plate, à l'extrémité d'un des deux quais. Ils s'y installèrent et furent rapidement ébahis par le spectacle qui se jouait sous leurs yeux : Bien qu'il fût filtré par la porte métallique à petits trous, le courant arrivait en trombe de la mer, dans un fracas presque inquiétant, et venait s'engouffrer dans l'ouverture du lit de l'étang.

 

L'eau bouillait, comme si elle eût été couchée sur une flamme gigantesque et était recouverte d'une mousse blanchâtre fort épaisse. Les pêcheurs étaient écrasés les uns contre les autres, un seau entre les jambes, les boites d'appâts dans les poches. Sur le quai d'en face, même, une double rangée se forma ; Les gens de derrière lançaient leurs lignes par dessus les épaules des gens du premier rang.

 

Des douzaines de plombs étaient projetées ensemble et pénétraient la surface de l'eau avec une puissance incroyable. On entendait une multitude de ploufs assourdis, comme si le barrage eût été bombardé par des grêlons de la taille d'une boule de pétanque.

Et les saucanelles, les poumarinques(daurades)sortaient de ce bouillon par dizaines, par centaines.

A chaque coup de ligne, un poisson était ferré et venait gonfler une bourriche ou un seau.

Certains, les plus affamés, avaient rajouté un ou deux hameçons à leurs montages,et bientôt, des hurlements violents incommodèrent l'ouie:

-Coup double ! coup triple !! coup double ! Coup triple ! s'égosillaient les gars.

Les hommes grognaient de plaisir, la face gorgée de sang, l'esprit égaré par tant d'abondance. Rien d'autre n'existait plus, pour eux que cette jouissance à amasser des kilos de nourriture, à engranger, à posséder pour posséder, comme par besoin vital.

Puis de nouveau,du monde, cannes en main, surgit des deux côté du barrage, s'incrustant de force parmi cette foule déjà trop dense.

Les centaines de fils, bleus, verts, fluos, blancs, tendus dans l'eau et dérivant de manière inégale finirent bien sûr, par se rencontrer, se croiser, s'emmêler, ralentissant le rythme des prises et chatouillant l'humeur des pêcheurs...Le bon courant était là maintenant! le poisson également, aussi ne pouvait-on se permettre de perdre du temps. A cause de certains lanceurs maladroits, on se priverait de quinze ou vingt pièces: C'était inacceptable!

Tout à coup, Louis s'esclaffa priant Paul de porter son attention, en face à gauche. Effectivement, de l'autre côté, un gros barbu, une vraie montagne, amorçait un esclandre.

-Casse ta ligne ! casse ta ligne! ... ou c'est moi qui casse tout, s'écriait-il à pleins poumons en direction d'une tête chauve.

Les deux hommes en conflit, postés juste face à face, avaient noué solidement leurs lignes respectives, les ayant lancées à coup sûr, au même endroit et au même moment.

Et chacun, hargneux , tirait sur sa canne à pêche, espérant conduire l'autre à céder. Cette manoeuvre eut pour conséquence néfaste, de soulever les nylons et les plombs enchevêtrés etde les élever à un mètre,au moins, au-dessus de la surface de l'eau. Les fils robustes sifflaient comme les cordes d'une guitare. Mais la curiosité de l'histoire fut, qu'à la base d'un bout de crin perdu, une belle daurade était suspendue, palpitante et voltigeant dans les airs. Et c'est pour cette raison amplement suffisante, que le vieux chauve ne voulait pas lâcher prise. Alors, d'une voix méchante, il répondit au barbu :

-Je ne casserai pas mon montage! Plutôt mourir !! Le poisson que tu vois... C'est MON poisson... il est mien... tu piges? Il est pris avec MON hameçon et MON appât ! Je veux le ramener. Toi, casse ton montage...Toi ... espèce de Catalan ! ... SAUVAAAGE !!!

Alors la grosse brute, emportée par la rage, extirpa de sa poche une pince en forme de ciseaux et trancha sa ligne à hauteur du scion de son lancer. La daurade replongea subitement dans le courant, effrayée, nageant dans tous les sens, et dans sa fuite, balaya d' affilée au minimum vingt plombées, réalisant bien malgré elle, une pelote de noeuds phénoménale.

Le vieil homme, ensuite, sans chercher à comprendre, sans se préoccuper de la pluie d'injures qui le mitraillait, se mit à actionner avec frénésie la poignée de son moulinet, décidé coûte que coûte à récupérer son dû, heureux d'avoir assouvi un peu la haine héréditaire qui divise les Audois et les Catalans. Mais le pauvre poisson, prisonnier de tous ces fils, ressortit de l'eau à cinq ou six reprises, tiré vers la droite, vers la gauche,vers le haut, vers le bas, puis s'écrasa contre la grande grille, au milieu des éclats de rire moqueurs de la bande de destructeurs.

Or, soudain, la mauvaise plaisanterie fut contrariée de façon inopinée, par des ordres autoritaires:

-Arrêtez ! Arrêtez le massacre! Arrêtez ce cirque tout de suite !!.

Trois gendarmes parurent, émergeant de nulle part, surprenant tout le monde. L'un d'eux, un grand roux à moustaches, le plus gradé, ajouta d'un ton sévère presque insolent,de ce ton que certains militaires pensent devoir adopter pour bien remplir leurs fonctions :

-Je vous donne deux minutes pour plier votre bazar et pour déguerpir. Après ce délai, les procès vont tomber.

Et tous ces grands gaillards de pêcheurs, ces vrais durs, ces hommes à qui on n'apprend plus rien, cassèrent leurs lignes avec une vélocité extraordinaire, employant pinces coupantes, briquets, cigarettes. Puis, avec la même ardeur, ils déboîtèrent leurs cannes avant de regagner leurs voitures, chargés de seaux lourds, la tête basse, esquivant le regard des gendarmes. Gendarmes qui d'ailleurs, non sans faire naître une clameur de protestations, confisquèrent par la suite une vingtaine de bourriches bien grasses et luisantes. Ce poisson frais irait, bien sûr, améliorer le quotidien alimentaire des pensionnaires de la maison de retraite de Leucate-village; la chair de la daurade royale étant concentrée en protéines, elle est le remède idéal qui aiguise la mémoire défaillante des vieillards.

En un temps record, les moteurs des véhicules vrombirent et les chauffeurs détalèrent comme des lièvres, dans une panique générale.

Louis et son cousin, au dessus de tout soupçon, s'étaient avancés près du quai et observaient, hébétés, le papet chauve imperturbable qui continuait à essayer de rapprocher sa daurade du bord. Il était le seul à pêcher encore, entêté comme un âne, ramenant son lancer au dessus de sa tête, par de vifs mouvements vers l'arrière. Hélas, le brave homme bougeait sa ligne seulement d'un court mètre à chaque effort, freiné par le poids des plombs et des fils entrelacés autour de son poisson.

Enfin, sous les menaces répétées de l'adjudant, il posa sa canne à pêche au sol, et de ses deux mains tremblantes, s'empara du gros crin qui s'en échappait. Il tira alors dessus en poussant des cris sourds, comme quelqu'un qui eût perdu la raison. Et, un peu avant le milieu du barrage, on distingua des bulles énormes jaillissant de la profondeur de l'étang, suivies d'un gros paquet d'algues informes, qui s'en vint doucement aborder au quai.

Lorsque l'épaisse boule fut à sa verticale, en contrebas" le vieux la souleva et la fit rebondir sur la terre ferme. Tel un détraqué mental, il commença à fouiller les herbes marines, à les secouer, à écarter le chapelet de plombées emmêlées, à sectionner les fils, les hameçons, et enfin... enfin, lorsqu'il découvrit une large queue noire encore frétillante, qui battait faiblement le gravier, il leva la tête en direction de l'adjudant et lui dit, soulagé :

-Je l'ai eue ! ... Je l'ai eue !!!

Et, prévoyant que le gendarme prononcerait quelque réprimande, le vieil avare plein de malice, dégagea de la poche de son imperméable, du bout des doigts, une carte d'ancien combattant. I1 la tendit à son interlocuteur et lui précisa fier et sûr de son coup :

-Regarde bien ça jeune ! ... Quand tu en auras fait autant, tu pourras me donner des conseils...pas avant...vu !

L'autre, malgré son uniforme et ses pouvoirs infinis, parut envahi d'une sorte de respect naturel, naturel et guerrier; Aussi, se contenta-t-il de répondre poliment.

-C'est bon pour cette fois-ci Monsieur ... mais ... ne restez pas ici ... moi .... moi j'exécute les ordres de mes supérieurs!

Le retraité, en conquérant, décrocha tranquillement sa daurade mutilée et l'envoya rejoindre les autres, au fond de son grand seau blanc.

Tous les pêcheurs avaient maintenant quitté, à contre coeur, leur lieu de prédilection. le départ des gendarmes s'ensuivit aussitôt.

Le courant s'estompa" pour enfin mourir et restituer à la surface de l'eau sa brillance et son calme. Le vent avait faibli, le ciel s'était éclairci, le soleil véhiculait dans l'air une douceur agréable.

Paul s'avoua révolté par le comportement malsain de ces êtres soi-disant humains, que ce style de pêche des plus singuliers, transformait en véritables vautours dépourvus de jugement:

 

-Autant pêcher dans un vivier, dit-il à Louis. C'est écoeurant !

Puis il porta ses doigts à sa bouche et siffla à plusieurs reprises son chien qui rôdait certainement, plus loin, autour de quelque saleté .Mais l'animal ne venant jamais, malgré ses appels renouvelés, Paul, inquiet, se tourna vers son cousin :

-Il y a longtemps que tu n'as plus vu Ulysse? lui demanda-t-il

-Heu ! ... Je ne sais pas ... En tout cas, pas depuis que le vieux s'amusait avec son poisson. Mais regarde, au fond, là-bas, il y a du monde qui pêche...Il doit être avec eux.

-Allons-y vite !

Et les deux hommes s'élancèrent dans la direction indiquée par Louis.

Arrivés sur place, ils saluèrent une femme et trois hommes. Ces derniers étaient assis sur des sièges pliants et fixaient du regard leurs énormes bouchons de liège chancelant sur l'étang devant eux.

Paul ayant demandé aux pêcheurs s'ils n'avaient pas remarqué un petit chien noir, l'un deux se retourna et répondit:

-Ah! non ...du tout ! Pourquoi, vous l'avez perdu?

Paul acquiesça.

-Mais dites ! Étiez-vous au barrage, peut-être?

-Oui, dit Paul. Nous étions tout près du barrage et sans participer au massacre d'ailleurs. Dans cette foule infernale, Ulysse a disparu... d'un coup.

-Et votre chien, il est de race?

-Oui, c'est un pinscher.

-Alors ne cherchez plus, Monsieur ! Excusez-moi d'être aussi direct, mais votre chien vous a été volé. Sous ce pont, il y a des gens comme il faut, mais aussi beaucoup de voyous. ceux-là font feu de tout bois. Ils sont bien organisés, vous savez ... Ils pêchent, enfin ...ils braconnent pour vendre leurs prises! Et la nuit, ils viennent avec de gros tridents et accrochent le poisson par la queue, par le ventre par le dos. C'est une catastrophe ! Ils sont aussi à l'affût du beau matériel de pêche, des roues de voiture, des autoradios. Ils chapardent tout ce qui est monnayable. Alors pourquoi pas un chien ? ... un chien de race!

La bonne femme, se levant péniblement de sa chaise basse pour déposer un petit mulet dans son panier, interrompit la discussion.

-Enfin ! Charles ! ...Tu exagères, dit-elle. N'agace pas ces messieurs avec tes histoires ! il s'est égaré ce toutou. Le site est vaste ...Il doit visiter les environs.

Paul devenait blême, imaginant le pire, pensant très fort à son fidèle compagnon. Il semblait vouer à cette bête une affection excessive, peut-être l'affection qu'il n'avait pu trouver dans la vie de couple ou dans le privilège de la paternité. Aussi, d'un ton agressif qui ne lui ressemblait guère, il lança à Louis :

-Je te préviens, je ne rentre pas au village sans le chien ! On va le chercher partout ... partout!!.PARTOUT !!

Louis, culpabilisant un peu, suggéra à son cousin de ne pas dramatiser la situation. Il promit, en outre, que très vite, on retrouverait Ulysse. Puis ils se séparèrent ; Paul retourna vers la voiture et Louis se dirigea sur la berge nord du chenal. Et chacun, soucieux, sifflait, appelait l'animal de toute la force de sa gorge, frappait dans ses mains, marchait à pas pressés, espérant sans cesse apercevoir trottiner une petite silhouette brune.

 



02/05/2008
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